Il n'y a pas de dernier effort

Dans la pièce principale de notre maison à Mexico, des hommes en noir veillent sa dépouille. Mon père s’approche, très ému, l’œil humide : « toi qui sais t’y prendre, il faut absolument que tu écrives l’histoire de ton grand-père, l’aventure exceptionnelle d’un immigrant vosgien ! »

Grâce aux archives familiales, à une documentation fournie et à ma connaissance du pays, je retrace la formidable épopée de mes grands-parents. Partis de rien, ils font fortune dans le Mexique prérévolutionnaire, marqué par la pauvreté, la violence et la corruption. Relevant les défis de l’immigration, de l’acculturation, ils créent, en centre-ville, un magasin de mode masculine qui devient vite prestigieux. J’entraîne le lecteur dans ce Mexique mythique de 1900, puis dans le chaos de la Révolution, des crises et des deux guerres mondiales. La Grande Histoire est ainsi présentée d’un point de vue peu commun, celui de la réalité quotidienne dans laquelle ces commerçants sont immergés et de laquelle ils doivent « tirer leur épingle du jeu ». Je montre aussi comment les conflits familiaux sont la pierre angulaire contre laquelle les réussites peuvent échouer.

Extrait  

Il marche d’un pas vif. Il ne court pas, ses pieds se déplacent très vite, simplement, toujours l’un devant l’autre, sur une ligne droite. Il va de la poupe à la proue, de la proue à la poupe, sur le pont de la seconde classe, passant devant les trois hommes d’affaires allongés sur leur transat, recouverts d’une couverture portant le logo de la Compagnie Générale Transatlantique. Le temps est gris, les nuages mal définis, la pluie hésite à tomber et, sur les flots, une infinité de tons gris. Ce temps n’est pas maussade. Comment pourrait-il être maussade, en plein milieu de l’Atlantique, alors que l’aventure se profile à l’avant du navire fendant les flots ? Les trois hommes d’affaires supputent maintenant les raisons de cette marche, ils s’interrogent sur ce passager au comportement étrange. Ils le hèlent :

« jeune homme, quand tu auras fini tes gesticulations, viens donc te joindre à nous et bavardons. »

Il s’arrête devant eux et, timidement, leur livre ses pensées. « Messieurs, détrompez-vous, nulle gesticulation dans mes allers-retours. Vous voyez, je marche le long du pont car j’aime marcher, c’est mon plaisir depuis toujours. Et puis cela m’occupe pour passer le temps. À la fois, je m’amuse à compter et à calculer. Je comptabilise le temps qui passe, je compte mon rythme de marche, cent quarante pas par minute, celui des chasseurs à pied. J’arrive aussi à calculer la vitesse du navire : quand je vais vers la poupe, j’ai l’impression de faire accélérer le navire, car j’ai grande hâte d’arriver. Demi-tour, je me dirige vers la proue et je tente de rester à la hauteur d’une vague que je repère et ne quitte pas des yeux. Peine perdue, j’ai beau marcher très vite, ce navire file comme le vent, « ma » vague va bien plus vite que moi ». Les passagers sourient. Il s’enhardit et ajoute :

« Et pourtant, vous avez vu : pas de voiles dans la mâture. Elle semble inutile tant que le moteur fonctionne. Ce navire est prodigieux. Saviez-vous qu’il est propulsé par ce tout nouveau mécanisme appelé « hélice » qui se trouve immergé sous la coque ? L’avez-vous vu ? Les prospectus lui vantent une vitesse moyenne de 18 à 20 nœuds. C’est considérable ! Saviez-vous qu’il pourrait être plus rapide, sur l’eau, que certains de nos trains sur leurs rails ? Ce « La Touraine » est tout bonnement prodigieux ! »