Près des gués

Femme de lettres née à Trinité-et-Tobago, Clara Mohammed-Foucault commence son périple international à Nice puis à Caen en France. Elle exerce ensuite comme professeur de lettres à l’Université de Nairobi, Kenya, avant d’intégrer le cadre des Nations Unies au Bureau international du Travail à Genève. Ses écrits (anglais-français) lui ont valu plusieurs distinctions, notamment en tant que lauréate des concours « Critique de livre » de l’Association des Bibliothèques de Trinité-et-Tobago et « Lundi des poètes » de la Société des Poètes Français à Paris. L’Académie des Arts-Sciences-Lettres lui a décerné une médaille pour sa poésie.

Thème

Passer le gué, serait-ce le premier pas d’un voyage initiatique de Sumer à Lutèce ? Serait-ce le pas décisif entre notre histoire millénaire et une nouvelle entreprise humaine qui donnerait enfin un sens à notre vie sur la terre ? Si autels, offrandes, libations, lécythes, onctions, philtres, vestales, ermitages, prêtresses, rune, lune rousse, augures, le septième jour, la neuvième lune et des pèlerinages filent la métaphore du voyage initiatique, toute une symbolique spirituelle construite sur les paradigmes nuit-jour fonctionne comme le fil conducteur dans ces poèmes ––caverne-lumière, déserts-océans, soleils-ténèbres, prison-fuite. Toute entreprise humaine qui viserait à l’élévation de l’esprit l’emporterait sur les contre-pouvoirs de tout stryge, tout mauvais œil et leurs suivants.

Magie et pouvoirs divinatoires sont autant de moyens qui ouvrent l’accès aux initiés à des connaissances d’un autre ordre.

Si le simoun et le khamsin, vents du sable, aveuglent le voyageur, s’il ne voit que des mirages et perd son chemin en Barbarie, son voyage le conduit sur des chemins où son regard sur le monde serait différent et complèterait le voyage initiatique. La fin de la quête serait dramatique –– un coup de cymbales où toutes les langues se dissolveraient en un seul son, puis l’envol du phénix de ses cendres, symbole du renouveau.

Tout est imprégné d’un sentiment poignant du temps qui passe, que ce soit le tic-tac d’une pendule ou les cinq cents ellipses autour du soleil.

Originalité

Devant l’échec manifeste de l’entreprise humaine en cours, nos patries ne sont plus des terres nourricières. Nous partons, peu importe la route –– espaces interstellaires, sous les ciels de Centaure ou sur les rives brunies de Caïri –– car y rester n’est pas une option. Nous sommes en quête de terres d’appartenance, de terres de repos.

C’est en admettant l’échec de notre civilisation que nous pourrions œuvrer vers un nouveau projet qui donnerait enfin un sens à notre existence. Qu’il soit dit que si la nouvelle patrie reste encore à conquérir, elle doit être gouvernée. Ayant perdu tout repère –– c’est un cinquième point cardinal qui les guidera –– les régnants ne seraient ni rois ni reines mais des gardiens de l’entreprise dans son ensemble. Le voyage se termine par le sacre. Le pouvoir passerait de l’axe vertical à l’axe horizontal. Chacun serait responsable de porter le nouveau projet à terme mais la nouvelle entreprise puiserait ses forces dans les nouvelles énergies libérées par l’altérité et par le nouveau regard que nous porterions sur l’autre dans toute sa différence et toute sa richesse culturelle. L’autre cessera d’être exotique et participera pleinement à la nouvelle entreprise humaine, car « nous sommes toujours deux. »
Sceptre, crosse, fléau, sistre, scarabée –– toute une symbolique du pouvoir vient secourir un nouveau monde pastoral unifié et doté d’un nouveau langage –– paroles de devins, délires, oracles, nouvelles harmonies, nouvelles fréquences.

Pourquoi participer

Sommes-nous des êtres qui vivent entre parenthèses sans passé ni idée claire du lendemain ? Des êtres sans aucune conscience de ce que nous avons été ni capacité à façonner de nouveaux lendemains ?
En plus d’exalter l’amour, l’amitié, le monde naturel et sa fragilité, ce choix de poèmes remet au centre le besoin vital –– après des siècles de colonisation et leurs conséquences désastreuses, après des guerres et des pratiques innommables –– d’œuvrer vers l’unité. Laquelle ? Tout d’abord, l’unité entre les êtres humains et le vivant, préalable à l’unité entre les différents peuples de la terre. Dans ces pages, le vivant foisonne sur les sommets, dans les marais et les marécages et dans l’océan.
Dans un monde où notre identité se définit de plus en plus par la séparation entre les êtres humains plutôt que par le rapprochement, toute tentative vers l’unité serait salutaire.
C’est l’univers entier qui serait détraqué –– sur le cadran solaire paraissent treize ombres solaires à midi. En même temps, notre détresse et notre inquiétude planent comme un voile et nous laissent si troublés qu’on repeint les arcs-en-ciel en gris. Sans sombrer dans le pessimisme, nous sommes simplement mis en garde –– nous demeurons dans un univers hostile que nous n’avons jamais su maîtriser :
« Entends-tu l’effraie ?
Entends-tu le loup ?
J’entends l’effraie,
J’entends le loup. »
Puisque nous avons le goût de la guerre, la bataille décisive ne ferait que commencer. Autant faire bloc contre nos ennemis connus mais surtout contre l’ennemi inconnu –– nous-mêmes?

Extrait (“Station de tram”)

…Prends-la! Nous sommes toujours deux,
Et le sablier se vide.
Je te le donne, cette relique de mon passage en ces lieux,
Cette chose magique d’un temps autre, si ancien,
Sans début ni fin,
Dont la graine, nourrie d'amour, germera de nouveau.

Voici. Le sablier se vide,
Et nous sommes toujours deux.
Nous repartirons ensemble dans la nuit,
Nous repérant sur le cinquième point cardinal
Pas encore connu de ce quaternaire,

En passant par la Caroni, la Sarasvati,
L’Indre, le fin fond de l’Amazonie,
Où les esprits naissants dans l’eau, le feu, l’air, la terre,
Alliant des philtres à des gouttes de rosée,
Nous éveilleront d’un songe peuplé
De fresques ensanglantées;
Nous recevrons la roue des cinq vents, gammée,
Crosse, fléau, sistre, scarabée:
Nous serons sacrés
Gardiens de la cinquième porte, déverrouillée,
Où s’entrevoient des mondes à peine imaginés.